Une Baleine dans la tête \\ Chapitre 7



            — C’est un boulot pour toi, me dit Fanny. Avec ta petite sœur, tu as plus l’habitude des enfants que moi.
            Elle n’aura pas tenu plus d’une semaine. Je m’en doutais. C’est pourtant pas compliqué, bordel. Récupérer une gamine de quatre ans à la sortie de l’école. La raccompagner chez elle. Lui donner son goûter. Et puis quoi ? L’occuper un peu jusqu’au retour de sa mère. C’est tout.
            — T’exagères, je lui dis. Tu m’as dit que tu voulais le faire pour t’habituer aux enfants justement.
            — Oui mais je me suis rendu compte que j’étais pas faite pour ça.
            — En une semaine ?
            — Tu sais bien que je vois vite les choses.
            — Je suis occupée, moi, en ce moment…
            — A faire quoi ?
            — J’ai les serres à monter.
            — C’est pas si urgent…
            Ma soudaine passion pour le jardinage, elle y croit pas une seule seconde. Elle est persuadée que ça va me passer. Pourtant, ça fait quinze jours que je me démène. J’ai trouvé du bois de charpente et des grandes bâches en plastique transparent dans le bâtiment. Alors j’ai décidé de fabriquer des serres pour le potager. Je scie. Je cloue. Je visse. Je voudrais que ça soit joli mais c’est pas gagné parce que le bricolage et moi, ça fait trois. Fanny me donne un coup de main. Heureusement. Elle est tellement adroite, elle. Et puis, elle a le don de trouver le truc qui change tout. Le détail qui fait que le très laid devient beau. C’est magique. Je sais pas comment elle fait. Je mets tout ça sur le compte du rouge. Et c’est pour cette raison que c’est si important pour moi de terminer les serres. M’occuper d’une mouflette, ce serait comme une espèce de régression. Ça me renverrait à ma vie passée, à Ludi. Déjà que j’ai envie de chialer à chaque fois que je pense à elle. J’avais pourtant dit que je voulais pas le faire, merde. Elle charrie.
            — Pas si urgent ? je dis. Faut quand même que ce soit prêt pour le printemps.
            — Oui et on est au milieu de l’hiver.
            — Ouais peut-être mais y a d’autres choses à faire après.
            — Comme quoi ?
            — Bah, je sais pas. Retourner la terre, préparer les semis, plein de trucs.
            — Tu auras le temps, Steph. C’est que deux heures par jour.
            — Plus les mercredis…
            — Pas tous, une fois de temps en temps, c’est tout.
            — Et le baby-sitting ? J’ai pas envie de bousiller mes samedis soirs à m’occuper d’une mioche.
            — Ils m’ont dit que ce serait exceptionnel.
            — Mais merde, Rébecca, pourquoi tu me prends pas au sérieux ?
            Elle repose la cuillère dans le pot de confiture.
            Faut savoir qu’on vit comme des petites grands-mères. Fanny se lève à “potron-minet” – c’est d’elle, elle a de ces foutues expressions. Elle va nourrir la chatte puis s’occupe du petit-déj’. Elle me fait mon café à l’ancienne (pas de cafetière électrique et pas de télé dans cette baraque d’écolos à la mords-moi le nœud). Pour elle, elle prépare un thé à la bergamote. Elle boit jamais de café. Un goût rouge brûlé, insupportable à son palais. Mais l’odeur, elle aime bien. En le faisant passer, parfois, elle colle son nez au-dessus du filtre et elle ferme les yeux. Ça lui rappelle des choses. Je sais pas. Sa mère peut-être. Quand tout est prêt, elle monte me réveiller. On se tartine la biscotte de confiture sur la toile cirée à fleurs de la cuisine et on radote pendant deux bonnes heures en regardant les piafs par la fenêtre. Toutes les trois minutes, mamie Fanny se met à gueuler : “Oh ! Regarde ! Un chardonneret ! Oh ! Regarde ! Une sittelle torchepot ! Oh ! Une mésange charbonnière !” Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? C’est dingue. Moi, je vois que des moineaux. Tous pareils. C’est quoi cette soudaine passion pour tout ce qui porte des plumes ? L’autre jour, j’y crois pas, elle a acheté du saindoux et des graines. Elle en a fait des boulettes qu’elle a installées un peu partout dans le jardin. Pensant bien faire, hier, j’ai jeté des restes de biscotte sur l’herbe. Je me suis fait enguirlander. “Mais t’es folle ! Faut surtout pas donner de biscotte à un oiseau ! Ni de pain sec ! Ça gonfle dans son estomac !” Alors, elle m’a montré comment faut faire : mettre un peu d’eau dans une assiette et casser la biscotte dedans. Elle est tarée avec ses piafs.
            — Comment ça, je te prends pas au sérieux ? elle dit.
            — Je suis en train de changer mais, toi, t’y crois pas. Tu m’aides pas, Rébecca, vraiment pas.
            — Arrête de m’appeler comme ça. Pas quand on est toutes les deux.
            — Tu vois, tu sais pas ce que tu veux. Ça me baise grave, ça. Avant je me faisais engueuler quand je t’appelais Fanny. Maintenant faut plus que je t’appelle Rébecca. Moi, j’y comprends plus rien.
            — On en a déjà parlé de ça.
            — Et si j’étais pas d’accord, moi ? C’est toi qui décides toujours de tout. C’était une bonne idée de changer de prénom. Ça voulait dire quelque chose…
            — Mais c’est pour toi que j’ai changé d’avis. T’arrivais pas à t’y faire…
            — Il m’a fallu un peu de temps mais maintenant j’y arrive.
            — C’est sans importance, nos prénoms. Ce qui compte, c’est Ava.
            — Eh bah justement, pour Ava, tu m’aides pas. C’est pour elle que j’apprends à jardiner.
            — C’est moi qui aime jardiner, c’est pas Ava. Ava, elle s’en fiche pas mal de ce qui vient de la terre. C’est une fille des eaux. Si tu veux t’occuper d’Ava, va pêcher.
            — Nan !
            Elle me sourit.
            Je crois que ça t’amuse quand je fais ma mauvaise tête. Ce que tu comprends pas, ce que tu comprends plus, c’est que tout est différent. Je ne râle plus pour râler, c’est une vraie souffrance. Et j’ai plus envie de sourire, moi. Mon sourire. Je te l’ai donné avec Paul. Mon sourire. Tu l’as détruit en détruisant Rapha sous mes yeux. Mon sourire. C’est elle maintenant. C’est Rébecca. C’est pour elle que je me sacrifie. Tu ne comprends pas. Y aura pas d’Ava sans sacrifice. Steph doit disparaître. Steph a fini d’exister. Le temps de faire l’état des lieux et je quitte ce corps bidonville.
            — J’ai changé d’avis pour Ava, je dis. Elle vient pas de la mer, elle vient de la terre.
            Elle tape la table du plat de la main. Furieuse.
            — Non, elle crie. C’est impossible !
            — C’est une vision que j’ai eue cette nuit. Ava sortait des entrailles de la terre. Elle était couverte de boue. Une grosse racine lui sortait du nombril et elle l’a coupée avec ses dents.
            C’est vrai. C’est un rêve que j’ai fait.
            — Non !
            — Il faut aussi que tu fasses avec mes idées, Rébecca.
            — Mais justement. C’était ton idée, la mer. C’est bien toi qui l’as fait sortir de là, c’est pas moi.
            — C’est Steph qui l’a fait sortir de là, c’est pas Rachel…
            Elle me regarde tristement. Elle me prend la main.
            — Et tu crois que je ne comprends pas ce t’es en train de faire ? elle dit.
            — Quoi ?
            Elle secoue la tête de droite à gauche.
            — C’est trop tard, de toute façon, elle dit. Ava est née. Il n’y a pas de retour en arrière possible.
            — Ah bon ? C’est nouveau, ça.


© 2013, Julien Lavenu