Une Baleine dans la tête \\ Chapitre 4



            Steph est réveillée par la basse de Renaud. Rien de mieux pour la mettre d’une humeur de chien.
            — Chiant ! dit-elle en repoussant brutalement les draps avec ses longues jambes.
            C’est toujours la même rengaine, toujours la même rengaine.
            — Chiant ! dit-elle en enfilant son jean.
            C’est comme s’il ne connaissait qu’un seul morceau et qu’il le rejouait encore et encore.
            — Chiant ! dit-elle en dévalant les escaliers.
            Les murs vibrent, les carreaux se froissent, la maison va s’écrouler et la falaise avec.
            — T’es chiant ! dit-elle en entrant dans le salon où Renaud est installé, à sa place habituelle. Bordel, le matin, comme ça, c’est minant.
            Il s’en fout. Qu’elle cause, cette conne, puisqu’elle cause toujours. Il continue à jouer. Mais, comme elle se bouge pas, il lâche quand même dans un effort surhumain :
            — Je t’avais dit que j’avais des lignes à voir pour le concert…
            Elle fait une grimace qui ne veut pas dire grand-chose puis elle sort.
            — En plus, il est midi… marmonne-t-il pour lui seul.
            C’est dans la cuisine qu’elle retrouve sa bonne humeur. Elle se souvient de Paul, de l’amour qu’ils ont fait la veille. C’était doux et chaud. Elle a aimé, beaucoup. Lorsqu’elle ouvre la porte qui donne sur le jardin, elle s’aperçoit qu’il fait beau. Enfin. Elle laisse les rayons du soleil lui piquer le visage quelques instants et elle s’étire. Lorsqu’elle rouvre les yeux, un chat noir passe au fond de la cour.
            — Minou-minou, dit-elle mais il a filé.
            Elle rentre et met un café en route. Elle prépare tout ce qu’il faut pour le petit-déjeuner puis elle appelle Renaud. Lorsqu’ils sont attablés, elle pose ses pieds nus sur sa cuisse.
            — J’ai rencontré un type, hier, dit-elle en trempant des biscottes cassées dans son bol.
            — Je m’en doute. T’as disparu d’un seul coup.
            — Je suis désolée. Je voulais te prévenir mais les choses se sont enchaînées, tu vois.
            — Tu fais ce que tu veux, je suis pas ton père.
            — Il s’appelle Paul. Il est génial. Absolument génial, ce mec. Il ramasse des trucs sur les plages. Je vais t’apprendre un truc incroyable : on perd plus souvent sa sandale gauche que sa sandale droite. Tu trouves pas ça complètement dingue ?
            — Bof.
            — Moi, je trouve ça grave puissant comme truc. Tu trouves pas ça dingue ?
            — …
            — C’est pas des conneries, bordel, c’est la pure vérité. Et tu sais pourquoi c’est la gauche qu’on perd le plus ?
            — Nan, dit-il avec indifférence.
            — Moi non plus… Je le kiffe trop, ce mec. Il m’a dit qu’il m’emmènerait avec lui un de ces jours. Peut-être aujourd’hui. J’espère qu’il va venir. Je tiens absolument à te le présenter…
            Parfois, c’est plus fort qu’elle, elle se met à parler comme sa mère. “Je tiens absolument à te le présenter”. Quelle conne ! C’est pas une question de distance. Où que tu ailles, ton milieu finit par te rattraper. Elle se mord la lèvre en espérant que Renaud ne s’est rendu compte de rien. Il aurait du mal : il ne connaît pas sa mère. Elle ne sait même pas qu’il existe. Elle lui a dit qu’elle était dans le sud avec une copine.
            — Tu veux venir avec nous ?
            Il boit son café et fume une cigarette, pense à autre chose. Son indifférence exaspère Steph. Elle lui envoie une bourrade dans la cuisse avec ses talons.
            — Réveille-toi, blaireau. Faut que tu viennes voir son musée. Après je suis sûre que tu voudras venir avec nous.
            — Je vois pas ce qu’il y a d’exaltant à ramasser des sandales pourries sur une plage.
            Nouvelle talonnade.
            — Pauvre con. Ça me gave trop ça, les mecs blasés. Qu’est-ce que tu trouves d’exaltant, toi, à sortir trois sons d’une fucking basse pendant dix heures d’affilée ? Qu’est-ce que tu trouves d’exaltant à fumer, à boire ton café de merde, à baiser, à pisser ? On fait des choses, c’est tout. T’es trop grave con, toi. On vit, c’est tout.
            C’est une fausse colère, comme toutes ses colères. Il s’en fout. A la limite, il est content. Ça le distrait de la provoquer et de la voir à chaque fois enfoncer ses portes ouvertes.
            — Tu vois, dit-elle. Finalement, moi, je me dis que pour qu’on ait appris que la Terre est ronde, il a bien fallu qu’il y ait des mecs qui aient la tête dans les étoiles. Ça fait pas sérieux de regarder le ciel. N’empêche que quand Galilée a dit à tout le monde que la Terre était pas une pizza, ça en a troué plus d’un…
            — Tu confonds. Galilée, il a dit que la Terre tournait autour du Soleil.
            — C’est pas Copernic ?
            Renaud fait un bruit avec sa bouche. Il ne sait plus.
            — Mais alors, dit Steph, qui a découvert que la Terre est ronde ?
            — T’es sûre, toi, qu’elle est ronde ?
            — Bah ouais…
            — C’est pas parce qu’on a dit que la Terre est ronde qu’elle l’est. On nous a bien dit que le nuage de Tchernobyl était passé à côté de la France… Moi, je crois plus en rien. Je saurai si la Terre est ronde quand je serai allé dans l’espace et que je l’aurai vu de mes yeux.
            — T’es vraiment grave con, toi. Moi, je fais confiance. Eh, tu sais quoi ? Il y a vraiment des gens qui envoient des bouteilles à la mer. C’est pas une légende, mec, ça existe en vrai. Tu le crois, ça ? Paul en a une armoire pleine. Je déconne pas…
            Elle regarde par la porte ouverte. Le soleil illumine la pelouse. Ça la rend presque fluorescente. Elle est mélancolique tout à coup.
            — Tu vois, dit-elle. C’est triste au fond que les gens soient malheureux…
            Elle se fait sourire toute seule. C’est à cause de ce genre de phrases qu’on la prend parfois pour une parfaite idiote, elle le sait bien. Pourtant, dans sa tête, ça avait du sens.
            — Je comprends pas, dit-elle.
            Ce qu’elle ne comprend pas c’est que certaines personnes aient recours à un stratagème aussi étrange qu’une bouteille jetée à la mer pour rencontrer d’autres gens. C’est si facile pour elle de communiquer qu’elle ne réalise pas à quel c’est compliqué pour d’autres. C’est une chose qu’il lui faudra apprendre. Il y a tellement de choses qu’elle doit apprendre. Sa vie n’y suffira pas.
            Mais elle n’a pas le temps d’exprimer tout ça. Quelqu’un se pointe à la porte de la cuisine.
            — C’est Paul ! dit-elle en sautant sur ses pieds.
            Elle fait les présentations. Lui propose un café. Il refuse.
       — Ce serait bien qu’on y aille maintenant, dit-il, à cause de la marée…



© 2013, Julien Lavenu"Une Baleine dans la tête"
L'une rit, l'autre pas. Fanny et Steph viennent d'avoir 17 ans. Elles ont envie de vivre. Elles décident de s'enfuir pour naître...