Non, l'Etat ne vous a pas abandonnés! (FSLR)

A la suite de la Grande Crise, la décentralisation a été réduite à peau de chagrin. Les conseils généraux et régionaux, les communautés de communes et d’agglomération, les pays et divers syndicats à vocations multiples, tout ça a volé en éclats. Ces différents organes, le plus souvent gérés par des élus incompétents et corrompus, ont causé la ruine de l’État. Le recrutement abusif de fonctionnaires territoriaux, les campagnes de communication disproportionnées, l’entretien des palais où siégeaient les conseils et, bien sûr, la mauvaise gestion des fonds publics ont fini par faire imploser le système. De plus, dans l’imbroglio des compétences attribuées aux différentes collectivités territoriales par l’État central, les administrés ne se retrouvaient plus et, donc, se sont sentis abandonnés.
La Grande Crise a permis d’en finir avec ce système archaïque qui, tant de fois, a prouvé son inefficacité. Les programmes de l’école élémentaire d’où je suis issue y consacrent des modules entiers. Les manuels scolaires regorgent d’exemples croustillants d’aberrations administratives, de dysfonctionnement et de malversations dont la décentralisation a été la cause. Entre les profs, c’est même un sujet de moquerie, un leitmotiv. “On n’est plus au temps de la décentralisation !” qu’ils disent tout le temps. Ça veut dire qu’il y a de la corruption dans l’air, ou que les choses ne sont pas claires, ou qu’il y a des privilèges. Ça veut dire tout un tas de trucs. Tous négatifs.




Avec un slogan choc resté célèbre (“Non, l’État ne vous a pas abandonnés”), l’État central a donc récupéré toutes ses billes. On appelle ça la Politique du doigt tendu, à cause du symbole présent sur les affiches de propagande qui représente une main fermée à l’index accusateur. Droit comme la justice, l’index nous vise, nous, les gens, le peuple. Histoire de dire : on sait que vous êtes là. Mais aussi, d’après Lucrèce : on vous a à l’œil.
Seules les mairies ont survécu au pilonnage, avec les mêmes compétences qu’autrefois. Mais elles sont surveillées de près. Pour le reste, on ne parle plus de décentralisation mais de déconcentration. L’État reste maître du jeu et se fait représenter sur les territoires. C’est ça, la Fédération Sociale Laïque Républicaine. Elle contient tout l’État en tout petit et est présente jusque dans les moindres circonscriptions.
Ce système est incomparablement moins coûteux que l’ancien mais finalement tout aussi compliqué. En réalité, l’édification du nouveau système étatique déconcentré n’est pas allée aussi loin que prévu. L’État s’est vite rendu compte de la complexité de la tâche. Alors qu’il a été prévu au départ de tout englober dans la Fédération, on a dû créer un second organe institutionnel plus ou moins bâtard : le Réseau associatif. Certaines compétences du Réseau chevauchent celles de la Fédé, ce qui permet aux deux organes de se renvoyer la balle et de trimballer les administrés les plus retors jusqu’à épuisement. Mais surtout, tout ce beau monde n’étant pas élu, on reproche à la Fédération de vivre dans une bulle, loin de tout et peu préoccupée du sort des gens.
Alors une vaste campagne publicitaire a été organisée. On y voit des clones de Monsieur Fagnaux en train de serrer des mains, tout sourire, recevant les gens dans leurs bureaux ou allant les visiter sur le terrain, chez eux, à leur boulot, sur les lieux de formation, dans les écoles, etc. Ils semblent s’intéresser à nos vies, prennent en compte nos petits tracas, nous invitent à participer aux débats publics, à nous engager. Tout ça se passe dans une ambiance feutrée, couleur sépia, bon enfant, musique d’ascenseur social, et le slogan s’affiche : “Chez nous, la démocratie de proximité n’est pas une simple expression”.

Extrait de La Librairie du Centre-ville, éditions les Saturnales

Non, l'état ne nous a pas abandonnés!

Affiche de propagande de la Fédération Sociale Laïque Républicaine réalisée pour LA LIBRAIRIE DU CENTRE-VILLE.





La Librairie du Centre-ville: l'univers d'une oeuvre, composition paratextuelle.