Une Baleine dans la tête \\ Chapitre 1



            C’est là que tout a commencé.
            D’abord il y a une plage et deux personnages, une fille et un garçon. La fille s’appelle Steph. Elle vient d’avoir dix-sept ans. Je la trouve plutôt jolie derrière sa frange de cheveux bruns. Une frange qui lui donne bien du mal et qui tombe juste au-dessus de ses yeux sombres. Ses cheveux, chez elle, c’est toute une histoire. Ils sont longs, raides et lui descendent jusqu’au milieu du dos. Ils brillent, ont l’aspect de la soie. Elle a ses petits trucs pour obtenir ce résultat. Pour le reste, elle est longiligne, d’une ossature très fine – en serrant fort, on pourrait facilement lui casser les poignets. Elle n’aime pas son corps. Elle s’en sert pour faire n’importe quoi. Son corps, ce n’est pas très sérieux. Parfois, elle se réveille avec l’étrange impression qu’il ne lui appartient pas et il lui faut plusieurs minutes pour se le réapproprier. Le garçon l’aime bien, lui. Il s’appelle Renaud. Il a vingt ans. Il est grand, maigre avec des cheveux châtains bouclés qu’il ne coiffe jamais. On dirait un personnage de bande dessinée. Il semble toujours se réveiller ou s’endormir. C’est pas que la vie l’ennuie mais bon, elle passe, voilà, et ça lui est égal à lui, être ici ou ailleurs. Sa nonchalance exaspère Steph. Elle veut toujours entraîner la terre entière dans ses rêves. Elle est comme ces gens qui voudraient que tout le monde aime les livres qu’ils ont aimés, les films qu’ils ont vus. Elle a ce sens du partage extrême. C’est naïf et c’est touchant.
            Là, elle s’énerve parce qu’il n’y met pas du sien.
            — Tu fais chier. Tu fais chier. Fuck ! dit-elle. T’es trop chiant comme mec. C’est pas croyable ce que t’es chiant, chiant, chiant !
            Le garçon reste comme deux ronds de flan avec son petit caméscope à la main. On ne peut pas dire qu’il y met de la mauvaise volonté mais c’est évident que ça le saoule. Elle s’approche de lui, le bouscule, lui arrache l’appareil des mains.
            — Tu vises là-dedans, bordel, dit-elle. T’appuies là-dessus pour mettre en route et tu zoomes avec ça. Merde, Renaud. Un gamin de quatre ans sait faire ça. Bouge-toi. Je suis sûre que t’en fais exprès. Je te signale que si je suis venue là, c’est parce que tu m’as dit que t’avais du produit et qu’on ferait mon film. Alors, toi, ça y est, maintenant que tu m’as sautée, basta ! Résultat : ton produit, c’est de la fucking daube et le film, tu veux pas le faire.
            — C’est pas ça mais…
            Chaque phrase est comme un accouchement sous péridurale. Il ne sait jamais quand il faut pousser alors, parfois, il s’arrête en plein travail.
            — Quoi ? dit Steph.
            — Nan, j’ai pas dit ça…
            — Nan, t’as pas dit ça. Tu dis rien. Tu fais rien. Tu fais chier mais tu fais chier !
            — Mais nan mais c’est toi qui fais chier. Tu veux faire un film mais c’est quoi l’histoire ? Et avec qui ?
            — L’histoire je te l’ai déjà dit : c’est l’histoire d’Ava.
            — Et il est où le scénario ?
            — Pas besoin de scénario. On improvise. On bidouille.
            — On bidouille… T’aimes bien ça, bidouiller, toi… Et les acteurs, c’est qui ?
            — Les acteurs, c’est moi.
            Steph ne se rend pas compte que ce qu’elle fait n’a la plupart du temps aucun sens pour les autres. Elle se fixe des objectifs et ne se donne assez de moyens pour les atteindre. Elle fait les choses sans les faire vraiment. C’est la reine du ni fait ni à faire. Elle remet le caméscope dans les mains de Renaud qui soupire et la vise.
            — D’abord tu fais un plan large sur la mer, dit-elle. Tu pivotes sur la plage. Après tu me vises et tu zoomes sur ma tronche. Tu vas y arriver ?
            — Va te faire foutre.
            Il fait tout bien comme elle a dit : la mer grise, d’abord, la plage déserte, ensuite, puis Steph, qui s’est allongée sur le sable tout habillée et sur qui les vagues viennent mourir. Il zoome sur son visage. Elle ouvre les yeux, s’éveille doucement, regarde l’objectif.

       “J’ai envie d’une cigarette… d’une première cigarette.”

            Ce furent ses premiers mots.


© 2013, Julien Lavenu