Je n’ai pas encore vu le père de Lucrèce. Elle ne parle jamais de lui mais
il doit souffrir d’une de ces maladies alpha, dues aux dérèglements
climatiques. Elles sont contagieuses et foudroyantes. Certaines d’entre elles
peuvent tuer des millions de gens en quelques semaines. Les malades alpha
sont mis en quarantaine et soignés dans des centres médicalisés. Quelques-uns
arrivent à s’en sortir. Les traitements sont coûteux. Alors un peu partout les
gens se mobilisent et récoltent des dons. Une chaîne de télévision est
spécialisée dans ce credo : Charitévé.
Des taxes sont prélevées sur des produits jugés nocifs pour la santé (tels que
sodas, alcools ou produits détergents, insecticides, shampoings…). Tout ça alimente
le Réseau associatif : un arbre immense et puissant dont la branche
sanitaire est représentée par les Cordiculteurs.
C’est ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes car ils se donnent pour mission de
cultiver le cœur des hommes. Mais personne ne les appelle comme ça ; pour
tout le monde, ce sont les Bâtons de
réglisse, parce que c’est ce qu’ils vendent dans la rue, parce que c’est
bon pour la santé. Ils organisent des spectacles, des festivals d’arts de rue,
des grands jeux, des concerts en plein air, des happenings, des fest-noz,
des karaokés et toutes sortes
de manifestations où les célébrités locales aiment se montrer. Les donateurs, qu’on
appelle Corditoyens, portent un
badge en forme de cœur sur lequel, chaque mois, ils doivent coller une étoile
qui signifie qu’ils ont acheté leur bâton de réglisse. Grâce à tous ces
efforts, on est parvenu à faire reculer les épidémies et à faire disparaître la
malnutrition. Tout le monde porte un cœur étoilé, moi aussi. Ce n’est pas
obligatoire mais c’est très mal vu de ne pas donner. Alors, lorsqu’on l’oublie
à la maison, mieux vaut raser les murs car les Bâtons de réglisse ont vite fait
de nous repérer et de nous faire honte devant tout le monde. C’est arrivé à l’une
de mes amies : elle s’est fait insulter et cracher dessus. Personne ne l’a
défendue.
Lucrèce
aussi porte un cœur étoilé sur sa veste. Mais lorsqu’elle regarde les Bâtons de
réglisse traîner devant la librairie, je peux lire toute la haine qu’elle a
pour eux sur son visage. J’ai remarqué déjà combien les Élites pensent différemment
de moi mais je ne peux m’empêcher d’être choquée qu’on puisse détester des
personnes au service du bien. Je n’ai pas pu me retenir de lui en faire la
remarque un jour.
— Pourquoi
vous les haïssez tant ? j’ai demandé.
Elle a
détourné ses yeux de la rue où deux d’entre eux stationnaient avec leur tronc
et leur panier rempli de brindilles accroché autour du cou. Pour la première
fois, elle m’a regardée avec mépris.
— Ces
gens-là sont pires que des chiens, Mélanie. Un jour, tu comprendras.
Elle a
disparu au fond de la librairie et je n’ai pas osé en dire davantage.
Mes parents sont agents administratifs très qualifiés
pour le Réseau associatif et j’ai vu de nombreux Bâtons de réglisse défiler à
la maison. Aucun d’entre eux ne m’a semblé méprisable à ce point. C’est vrai
qu’ils sont très engagés et que cet engagement ne va pas sans une certaine
agressivité, mais elle me semble justifiée par l’importance de leur mission. Je
les admire.
Extrait de La Librairie du Centre-ville, éditions les Saturnales.
Extrait de La Librairie du Centre-ville, éditions les Saturnales.
Affiche de propagande de l'ACS |